Quand Ponocrates eut pris connaissance du vicieux mode de vie de Gargantua, il décida de lui inculquer les belles-lettres d'une autre manière, mais pour les premiers jours il ferma les yeux, considérant que la nature ne subit pas sans grande violence des mutations soudaines.
Aussi, pour mieux commencer sa tâche, pria-t-il instamment un docte médecin de ce temps-là, nommé Maître Théodore, de considérer s'il était possible de remettre Gargantua en meilleure voie. Celui-là le purgea en règle avec de l'ellébore d'Anticyre et, grâce à ce médicament, il lui nettoya le cerveau de toute corruption et de toute vicieuse habitude. Par ce biais, Ponocrates lui fit aussi oublier tout ce qu'il avait appris avec ses anciens précepteurs, comme faisait Timothée avec ceux de ses disciples qui avaient été formés par d'autres musiciens.
Pour parfaire le traitement, il l'introduisait dans les cénacles de gens de science du voisinage; par émulation, il se développa l'esprit et le désir lui vint d'étudier selon d'autres méthodes et de se mettre en valeur.
Ensuite, il le soumit à un rythme de travail tel qu'il ne perdait pas une heure de la journée, mais consacrait au contraire tout son temps aux lettres et aux études libérales. Gargantua s'éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu'on le frictionnait, on lui lisait quelque page des saintes Ecritures, à voix haute et claire, avec la prononciation requise. Cet office était dévolu à un jeune page natif de Basché, nommé Agnostes. Suivant le thème et le sujet du passage, bien souvent, il s'appliquait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu dont la majesté et les merveilleux jugements apparaissaient à la lecture.
Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là, son précepteur répétait ce qu'on avait lu et lui expliquait les passages les plus obscurs et les plus difficiles.
En revenant, ils considéraient l'état du ciel, regardant s'il était comme ils l'avaient remarqué la veille au soir et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune, ce jour-là.
Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé et, pendant ce temps, on lui répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et y appliquait des exemples pratiques concernant la condition humaine; ils poursuivaient quelquefois ce propos pendant deux ou trois heures, mais d'habitude ils s'arrêtaient quand il était complètement habillé.
Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture. Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture, et allaient faire du sport au Grand Braque ou dans les prés; ils jouaient à la balle, à la paume, au ballon à trois, s'exerçant élégamment les corps, comme ils s'étaient auparavant exercé les âmes.
Tous leurs jeux n'étaient que liberté, car ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait et ils s'arrêtaient en général quand la sueur leur coulait par le corps ou qu'ils ressentaient autrement la fatigue. Ils étaient alors très bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise et allaient voir si le repas était prêt, en se promenant doucement. Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et en belle élocution quelques formules retenues de la leçon.
Cependant, Monsieur l'Appétit venait et c'était juste au bon moment qu'ils s'asseyaient à table.
Au début du repas, on lisait quelque plaisante histoire des gestes anciennes, jusqu'à ce qu'il eût pris son vin.
Alors, si on le jugeait bon, on poursuivait la lecture, ou ils commençaient à deviser ensemble, joyeusement, parlant pendant les premiers mois des vertus et propriétés, de l'efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l'eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. Ce faisant, Gargantua apprit en peu de temps tous les passages relatifs à ce sujet dans Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, Polybe, Héliodore, Aristote, Elien et d'autres. Sur de tels propos, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres cités plus haut. Gargantua retint si bien et si intégralement les propos tenus, qu'il n'y avait pas alors un seul médecin qui sût la moitié de ce qu'il avait retenu.
Après, ils parlaient des leçons lues dans la matinée et, terminant le repas par quelque confiture de coings, il se curait les dents avec un brin de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche, et tous rendaient grâce à Dieu par quelques beaux cantiques à la louange de la munificence et de la bonté divines. Sur ce, on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour apprendre mille petits amusements et inventions nouvelles qui relevaient tous de l'arithmétique.
Par ce biais, il prit goût à cette science des nombres et, tous les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir qu'il pouvait en prendre aux dés et aux cartes. Il en connut si bien la théorie et la pratique que Tunstal l'Anglais, qui avait écrit d'abondance sur le sujet, confessa que, comparé à Gargantua, il n'y comprenait que le haut-allemand.
Et non seulement il prit goût à cette discipline, mais aussi aux autres sciences mathématiques, comme la géométrie, l'astronomie et la musique; car en attendant la digestion et l'assimilation de son repas, ils faisaient mille joyeux instruments et figures de géométrie et, de même, ils vérifiaient les lois astronomiques.
Après, ils se divertissaient en chantant sur une musique à quatre ou cinq parties ou en faisant des variations vocales sur un thème. Côté instruments de musique, il apprit à jouer du luth, de l'épinette, de la harpe, de la flûte traversière et de la flûte à neuf trous, de la viole et du trombone.
Cette heure employée de la sorte et sa digestion bien achevée, il se purgeait de ses excréments naturels et se remettait à l'étude de son sujet principal pour trois heures ou plus, tant pour répéter la lecture du matin que pour poursuivre le livre entrepris et aussi écrire, apprendre à bien tracer et former les caractères antiques et romains.
Cela fait, ils sortaient de leur demeure, accompagnés d'un jeune gentilhomme de Touraine, nommé l'écuyer Gymnaste, qui lui enseignait l'art de chevalerie.
Changeant alors de tenue, il montait un cheval de bataille, un roussin, un genet, un cheval barbe, cheval léger, et lui faisait faire cent tours de manège, le faisait volter en sautant, franchir le fossé, passer la barrière, tourner court dans un cercle, à droite comme à gauche.
Alors, il ne rompait pas la lance, car c'est la plus grande sottise du monde que de dire :
« J'ai rompu dix lances au tournoi, ou à la bataille. » Un charpentier en ferait autant ! Par contre, c'est une gloire dont on peut se louer, que d'avoir rompu dix ennemis avec la même lance. Donc, de sa lance acérée, solide et rigide, il rompait une porte, enfonçait une armure, renversait un arbre, enfilait un anneau, enlevait une selle d'armes, un haubert, un gantelet. Tout cela, armé de pied en cap.
Quant à parader et faire les petits exercices de manège, nul, sur un cheval, ne le faisait mieux que lui. Le maître écuyer de Ferrare n'était qu'un singe en comparaison. On lui apprenait notamment à sauter en vitesse d'un cheval sur un autre sans mettre pied à terre (ces chevaux étaient dits de voltige), à monter des deux côtés, sans étriers et la lance au poing, à guider à volonté le cheval sans bride, car de telles choses sont utiles en l'art militaire.
Un autre jour, il s'exerçait à la hache. Il la faisait si bien glisser, multipliait si vivement les coups de pointe, assenait si souplement les coups de taille ronde, qu'il aurait pu passer chevalier d'armes en campagne et dans toutes les épreuves.
Puis il brandissait la pique, frappait de l'épée à deux mains, de l'épée bâtarde, de la rapière, de la dague et du poignard, avec ou sans armure, au bouclier, à la cape ou à la rondache.
Il courait le cerf, le chevreuil, l'ours, le daim, le sanglier, le lièvre, la perdrix, le faisan, l'outarde. Il jouait au ballon et le faisait rebondir du pied et du poing. Il luttait, courait, sautait, non avec trois pas d'élan, ni à cloche-pied, ni à l'allemande, car Gymnaste disait que de tels sauts sont inutiles et ne servent à rien en temps de guerre, mais, d'un saut, il franchissait un fossé, volait par-dessus une haie, montait six pas contre une muraille et grimpait de cette façon jusqu'à une fenêtre, à la hauteur d'une lance.
Il nageait en eau profonde, à l'endroit, à l'envers, sur le côté, de tous les membres, ou seulement des pieds; avec une main en l'air, portant un livre, il traversait toute la Seine sans le mouiller, en traînant son manteau avec les dents comme faisait Jules César. Puis, à la force d'une seule main, il montait dans un bateau en se rétablissant énergiquement; de là il se jetait de nouveau à l'eau, la tête la première, sondait le fond, explorait le creux des rochers, plongeait dans les trous et les gouffres. Puis il manœuvrait le bateau, le dirigeait, le menait rapidement, lentement, au fil de l'eau ou à contre-courant, le retenait au milieu d'une écluse, le guidait d'une main, ferraillant de l'autre avec un grand aviron, hissait les voiles, montait au mât par les cordages, courait sur les vergues, réglait la boussole, tendait les boulines, tenait ferme le gouvernail.
Sortant de l'eau, il gravissait tout droit la montagne et en dévalait aussi directement, montait aux arbres comme un chat, sautait de l'un à l'autre comme un écureuil, abattait les grosses branches comme un autre Milon. Avec deux poignards acérés et deux poinçons à toute épreuve, il grimpait en haut d'une maison comme un rat, puis sautait en bas, les membres ramassés de telle sorte qu'il ne souffrait nullement de la chute. Il lançait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l'épieu, la hallebarde, il bandait l'arc, tendait à force de reins les grosses arbalètes de siège, épaulait l'arquebuse, mettait le canon sur affût, tirait à la butte, au perroquet, de bas en haut, de haut en bas, en face, sur le côté, en arrière comme les Parthes.
Pour lui, on attachait à quelque haute tour un câble pendant jusqu'à terre. Il y montait à deux mains, puis redescendait si vivement et avec autant d'assurance que vous ne feriez pas mieux dans un pré bien nivelé.
On tendait pour lui une grosse perche entre deux arbres; il s'y pendait par les mains, allait et venait sans rien toucher des pieds, si bien que même en courant à toute vitesse on n'aurait pu l'attraper.
Et pour s'exercer la poitrine et les poumons, il criait comme tous les diables. Une fois, je l'ai entendu jusqu'à Montmartre appeler Eudémon depuis la porte Saint-Victor; Stentor, à la bataille de Troie, n'eut jamais une telle voix.
Et, pour fortifier ses muscles, on lui avait fait de gros saumons de plomb, pesant chacun huit mille sept cents quintaux, et qu'il appelait des haltères. Il les prenait au sol, dans chaque main, et les élevait au-dessus de sa tête; il les tenait ainsi, sans bouger, trois quarts d'heure et plus, ce qui dénotait une force incomparable.
Il jouait aux barres avec les plus forts, et quand arrivait le choc, il se tenait si solidement sur ses jambes qu'il voulait bien que les plus téméraires disposassent de lui pour voir si par hasard ils pouvaient le faire bouger, comme faisait jadis Milon. De même, à l'imitation de ce dernier, il tenait une grenade dans sa main, et la proposait à qui pourrait la lui arracher.
Ayant ainsi employé son temps, frictionné, nettoyé, ses vêtements changés, Gargantua revenait tout doucement et, en passant par quelque pré ou autre lieu herbeux, ils examinaient les arbres et les plantes et en dissertaient en se référant aux livres des Anciens qui ont traité ce sujet, comme Théophraste, Dioscoride, Marinus, Pline, Nicandre, Macer et Galien. Ils emportaient au logis pleines mains d'échantillons; un jeune page, nommé Rhizotome, en avait la charge, ainsi que des binettes, pioches, serfouettes, bêches, sarcloirs et autres instruments indispensables pour bien herboriser.
Une fois arrivés au logis, ils répétaient, pendant qu'on préparait le repas, quelques passages de ce qui avait été lu et s'asseyaient à table.
Remarquez que son dîner était sobre et frugal, car il ne mangeait que pour apaiser les abois de son estomac, mais le souper était abondant et copieux, car il prenait tout ce qui lui était nécessaire pour son entretien et sa nourriture. C'est la vraie diététique, prescrite par l'art de la bonne et sûre médecine, bien qu'un tas de sots médicastres secoués dans les officines des sophistes conseillent le contraire.
Pendant ce repas, on continuait la leçon du déjeuner autant que bon semblait et le reste se passait en bons propos, tous savants et instructifs.
Après avoir rendu grâces, ils se mettaient à chanter en musique, à jouer d'instruments harmonieux ou se livraient à ces petits divertissements qu'offrent les cartes, les dés et les cornets. Ils restaient là, à faire grande chère et à se distraire, parfois jusqu'au moment d'aller dormir. Quelquefois, ils allaient visiter les cercles des gens de science, ou de gens qui avaient vu des pays étrangers.
En pleine nuit, avant de se retirer, ils allaient à l'endroit le plus découvert de la maison pour regarder l'aspect du ciel, et là, ils observaient les comètes, s'il y en avait, les figures, les situations, les positions, les oppositions et les conjonctions des astres.
Puis, avec son précepteur, Gargantua récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriciens, tout ce qu'il avait lu, vu, su, fait et entendu au cours de toute la journée.
Et ils priaient Dieu le créateur, l'adorant et confirmant leur foi en Lui, le glorifiant pour son immense bonté, lui rendant grâces pour tout le temps écoulé et se recommandant à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela fait, ils entraient en leur repos.
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.frTélécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-premiere ou directement le fichier ZIPSous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0